10
Le rêve de l’un est le cauchemar de l’autre.
Proverbe de l’antique Kaïtin.
Après avoir emporté le corps de Stuka, les nomades séparèrent Sheeana et Teg de Stilgar et Liet-Kynes. Ils semblaient ne pas considérer les deux garçons – âgés de douze et treize ans – comme une menace, ignorant qu’il s’agissait de redoutables guerriers fremen dont les souvenirs incluaient de nombreux raids menés contre les Harkonnen.
Teg reconnut la tactique employée.
— Leur vieux chef veut d’abord interroger les plus jeunes.
Var et ses troupes endurcies pensaient sans doute qu’il serait plus facile de faire pression sur des adolescents, incapables de résister à un interrogatoire poussé.
On emmena Teg et Sheeana dans une tente faite d’une solide toile en plastique marquée par les intempéries. C’était une étrange combinaison de construction primitive et de technologie avancée, conçue pour être facilement transportable. Le garde referma le rabat, mais resta en faction dehors.
La tente, qui ne comportait aucune fenêtre, était entièrement vide : ni couvertures ni coussins, pas de meubles ni d’objets. Teg l’arpenta un instant, et finit par s’asseoir à côté de Sheeana sur la terre battue, qu’il se mit à creuser. Il trouva rapidement deux gros cailloux aux arêtes tranchantes.
Avec sa clarté d’esprit de Mentat, il entreprit d’évaluer leur situation.
— Ne nous voyant pas revenir, et sans nouvelles de notre part, Duncan va forcément envoyer une autre équipe sur la planète. Il sera bien préparé. Je sais que cela peut paraître banal, mais les secours vont arriver. (Il savait que ces nomades ne résisteraient pas longtemps à une attaque militaire directe.) Duncan est compétent, je l’ai bien formé. Il saura exactement ce qu’il doit faire.
Sheeana regardait fixement l’entrée de la tente, comme plongée dans une transe de méditation.
— Duncan a vécu des centaines de vies, et il se souvient de chacune, Miles. Je ne crois pas que tu aies pu lui apprendre grand-chose de nouveau.
Teg serra l’un des cailloux dans son poing, et ce geste sembla l’aider à se concentrer. Même dans cette tente vide, il voyait mille possibilités de s’échapper. Sheeana et lui auraient facilement pu sortir de la tente, tuer le garde et se frayer un chemin jusqu’à leur navette. Teg n’aurait peut-être même pas besoin de recourir à sa vitesse accélérée.
— Ces gens ne sont pas de taille à nous résister, mais je me refuse à abandonner Stilgar et Liet.
— Ah, le Bashar toujours loyal…
— Je ne t’abandonnerai pas non plus. Mais je crains que ces nomades n’aient immobilisé notre vaisseau, ce qui compliquerait certainement notre plan d’évasion. Je les ai entendus le fouiller.
Sheeana continuait de fixer la toile sombre de la tente.
— Miles, les possibilités d’évasion ne me préoccupent pas tant que de savoir pourquoi ils nous ont laissés en vie. Surtout moi, si ce qu’ils ont dit sur les Sœurs est exact. Ils ont d’excellentes raisons de me haïr.
Teg essaya d’imaginer l’incroyable exode et la réorganisation des populations sur cette planète. En l’espace de quelques années seulement, les habitants des villes avaient dû voir les dunes de sable envahir les champs, anéantir les vergers et s’approcher inexorablement des limites des cités. Ils avaient été contraints de fuir la zone désertique comme on tente d’échapper à un incendie qui progresse lentement.
Mais les nomades de Var… S’agissait-il de pillards, de marginaux ? De gens exclus des grands centres de population ? Pourquoi tenaient-ils à rester aux confins du désert, où ils étaient sans cesse obligés de lever le camp et de battre en retraite ? Quel but poursuivaient-ils ?
Ils étaient technologiquement compétents, et la colonisation de Qelso devait être très ancienne, remontant sans doute à l’époque de la Dispersion. Ils disposaient de véhicules terrestres et d’engins aériens rapides leur permettant de parcourir le désert. S’il ne s’agissait pas d’exilés, les hommes de Var reconstituaient peut-être leurs provisions dans les lointaines villes du Nord.
Au cours des heures qui suivirent, Teg et Sheeana échangèrent à peine quelques mots. Ils écoutaient les bruits étouffés venant du dehors, le vent desséché agitant la toile, le crissement du sable. Il semblait y avoir une grande activité : des équipes partant dans le désert, des allées et venues, des machines qu’on mettait en marche.
Teg écoutait attentivement tous ces bruits et les cataloguait dans son esprit afin de se créer une image mentale des opérations. Il entendit une foreuse creuser un puits, puis un bruit de pompe transférant l’eau dans de petites citernes. À chaque fois, après un bref gargouillement de liquide, le flot se réduisait à un filet et s’arrêtait presque aussitôt. Il savait que ce genre de problème, causé par les truites des sables, avait été un fléau pour les forages sur Arrakis. L’eau était présente dans les couches suffisamment profondes, mais elle était bloquée par les petits Faiseurs voraces. À la façon des plaquettes qui se forment sur une plaie, les truites recouvraient rapidement le point d’extraction. En entendant les plaintes résignées des nomades, Teg comprit que ce problème leur était familier.
Quand la nuit tomba, le garde vint soulever le rabat et un jeune homme couvert de poussière entra dans la tente. Il apportait un petit repas de pain dur et de fruits secs, ainsi qu’un morceau de viande blanche au goût de gibier. Avec précaution, il remit une ration d’eau à chacun des prisonniers.
Sheeana regarda sa tasse munie d’un couvercle étanche.
— Ils sont en train d’apprendre les principes de conservation extrême. Ils commencent à comprendre ce que leur monde va devenir.
Avec un mépris évident pour sa robe de Bene Gesserit, le jeune homme se contenta de la fixer un instant, puis il sortit sans un mot.
Toute la nuit, Teg resta éveillé à écouter et à échafauder des plans. Cette oisiveté forcée était exaspérante, mais la patience lui semblait préférable à une action inconsidérée. Ils n’avaient aucune nouvelle de Liet ni de Stilgar, et il craignait que les deux garçons ne soient morts, comme Stuka. Avaient-ils été tués au cours de l’interrogatoire ?
Sheeana était assise à côté de lui, dans un état de vigilance accrue, ses yeux brillant dans l’ombre. Pour autant que Teg pût en juger, le garde en faction devant leur tente ne s’éloignait jamais de son poste, et ne bougeait même pas. Toute la nuit, les nomades continuèrent de dépêcher des groupes à bord d’engins de reconnaissance, comme si le camp était une base d’opérations militaires.
À l’aube, le vieux Var s’approcha de la tente, dit quelques mots au garde et souleva le rabat. Sheeana se redressa, prête à bondir ; Teg banda ses muscles, prêt lui aussi à combattre.
Le chef des nomades fixa Sheeana de son regard noir.
— Vous et vos sorcières, nous ne vous pardonnons pas ce que vous avez fait à Qelso. Nous ne vous pardonnerons jamais. Mais Liet-Kynes et Stilgar nous ont convaincus de vous laisser la vie sauve, du moins tant que vous aurez des choses à nous apprendre.
Le vieil homme aux traits burinés les fit sortir sous le soleil éclatant. Le sable balayé par le vent leur criblait le visage. Autour du campement, les arbres étaient déjà morts. Pendant la nuit, les dunes avaient encore progressé de quelques mètres au-delà de la barrière rocheuse. Chaque bouffée d’air était d’une sécheresse craquelante, même dans la fraîcheur relative du matin.
— Vous avez mis à mort les autres Bene Gesserit, dit Sheeana, et tué Stuka, notre compagne. Est-ce maintenant mon tour ?
— Non. Je vous ai dit que je vous laisserais en vie.
Var les emmena à travers le campement. Des hommes étaient déjà en train de démonter les grands entrepôts de toile pour les éloigner des dunes. Un gros camion chargé de caisses passa à côté d’eux en grondant. Un avion ventru vira dans le ciel et vint se poser en bordure de l’étendue de sable. Une sorte de cargo-citerne, peut-être ?
Var les conduisit jusqu’à un grand bâtiment central, un assemblage de cloisons métalliques surmonté d’un toit conique. À l’intérieur, il y avait une grande table couverte de diagrammes. Aux murs étaient fixés divers documents, dont une grande carte en papier plastifié qui occupait un pan entier. Elle représentait une projection topographique hyper détaillée du continent. Des marques successives montraient nettement la progression régulière de la bande désertique.
Des hommes assis autour de la table s’échangeaient les rapports et élevaient la voix pour se faire entendre dans le brouhaha des conversations. Stilgar et Liet-Kynes, vêtus de combinaisons poussiéreuses, saluèrent de la main les deux prisonniers. Ils semblaient détendus et satisfaits.
Un coup d’œil suffit à Teg pour comprendre que Stilgar et Liet avaient passé toute la journée précédente dans la tente de commandement. Le vieux chef vint se placer entre eux, laissant Teg et Sheeana debout.
D’un grand coup de poing sur la table, Var mit fin à la cacophonie. Tous s’arrêtèrent aussitôt de parler, quoique avec un certain agacement, et se tournèrent vers leur chef.
— Nous avons écouté nos nouveaux amis nous décrire ce que notre monde va forcément devenir, leur dit-il. Nous connaissons tous les légendes de Dune, où l’eau était plus précieuse que le sang. (Il avait les traits tirés.) Si nous échouons, si les vers prennent possession de notre planète, elle ne sera précieuse qu’aux yeux des étrangers.
L’un des hommes se tourna vers Sheeana et lança :
— Maudites soient les Bene Gesserit !
Les autres lui jetèrent également des regards menaçants, mais elle resta impassible.
Liet et Stilgar semblaient dans leur élément. Teg se souvint des discussions avec les Bene Gesserit sur le lancement du projet de gholas, comment les compétences oubliées de ces personnages historiques pourraient un jour se révéler de nouveau utiles. Il en voyait là un parfait exemple. Ces deux survivants majeurs des anciens temps d’Arrakis savaient certainement comment faire face à la crise que ces gens devaient affronter.
Le chef aux cheveux gris leva les mains, et sa voix était aussi sèche que l’atmosphère :
— Après la mort du Tyran, il y a bien longtemps, mes ancêtres se sont enfuis dans la Dispersion. Quand ils ont atteint Qelso, ils ont cru avoir trouvé l’Éden. Et c’est vrai, Qelso a été un paradis pendant les quinze cents ans qui ont suivi.
Les hommes jetèrent des regards furieux vers Sheeana. Var expliqua comment les réfugiés avaient établi une société florissante, construit de grandes villes, cultivé la terre, extrait des minerais. Ils n’avaient pas eu le désir de s’étendre au-delà de ce qui leur était nécessaire, ni de partir à la recherche de leurs frères perdus qui s’étaient échappés durant les Temps de la Famine.
— Mais tout a changé il y a quelques dizaines d’années. Des visiteurs sont arrivés… des Bene Gesserit. Nous les avons aussitôt accueillies à bras ouverts, heureux d’avoir des nouvelles d’ailleurs. Nous leur avons offert un nouveau foyer. Elles sont devenues nos invitées. Mais ces ingrates ont violé notre planète entière, et à présent, elle se meurt.
Un homme poursuivit lui-même l’histoire en serrant les poings :
— Les truites des sables se sont multipliées, échappant à tout contrôle. D’immenses forêts et de vastes plaines sont mortes en quelques années – quelques années seulement ! De grands incendies se sont allumés dans les régions dévastées, le climat s’est modifié, et une grande partie de notre monde s’est transformée en poussière.
Teg prit la parole en utilisant son ton de commandement.
— Si Liet et Stilgar vous ont parlé de notre non-vaisseau et de notre mission, vous savez que nous ne transportons pas de truites des sables, et que nous n’avons aucune intention de nuire à votre planète. Nous ne nous sommes arrêtés ici que pour reconstituer nos réserves vitales.
— En fait, nous avons fui le centre de l’Ordre des Bene Gesserit car nous n’étions pas d’accord avec leurs objectifs ni avec leurs dirigeantes, ajouta Sheeana.
— Mais il y a sept grands vers des sables dans votre soute, lança Var sur un ton accusateur.
— C’est vrai, mais nous ne les relâcherons pas ici. Liet-Kynes dit d’une voix posée, comme on s’adresse à des enfants pour les raisonner.
— Comme nous vous l’avons déjà dit, une fois déclenché, le processus de désertification est une réaction en chaîne. Les truites n’ont pas de prédateur naturel, et elles accaparent l’eau à une telle vitesse qu’aucune créature ne peut s’adapter suffisamment vite pour lutter contre elles.
— Nous nous battrons quand même, rétorqua Var. Vous voyez la simplicité de nos conditions de vie dans ce camp. Nous avons renoncé à tout pour rester ici.
— Mais pourquoi ? demanda Sheeana. Même au rythme auquel s’étend le désert, vous avez des années pour vous préparer.
— Nous préparer ? Vous voulez dire nous soumettre ? Vous pouvez bien considérer notre combat comme perdu d’avance, mais c’est quand même un combat. Si nous ne pouvons pas arrêter le désert, nous pourrons au moins le ralentir. Nous nous battrons contre les vers et contre les sables. (Les hommes autour de la table se mirent à murmurer entre eux.) Quoi que vous puissiez dire, nous essaierons de nous opposer par tous les moyens à l’avancée du désert. Nous tuerons les truites, nous chasserons les nouveaux vers. (Var se leva, et tous les autres firent de même.) Nous sommes des commandos, et nous avons juré de retarder la mort de notre planète.